Il est temps de repartir pour une nouvelle année, riche en théâtre ! 2014 avait plutôt mal
commencé, puisque mes examens m'ont fait manquer une représentation dès le
début du mois. Mais sans aucun doute, cette semaine aura rattrapé le coup. Chance inespérée, une très aimable
twitteuse m'a donné ses places pour la pièce que je mourrais d'envie de voir : Platonov au théâtre de l'Odéon (plus
exactement aux Ateliers Berthier). Autant
le dire tout de suite, j’ai adoré Platonov, et je vous recommande chaudement la
pièce !
Platonov
est un peu ma pièce. C'est la première pièce dramatique
que j'ai jouée. C'est aussi ma rencontre avec un rôle, celui d'Anna Petrovna,
avec un personnage (Platonov, si bien incarné par celui qui est devenu un ami),
et avec un auteur (Tchekhov… peut-être mon auteur préféré à ce jour). A la même
période, je découvrais la Comédie française et la plénitude qu'on peut
ressentir devant un bon spectacle.
Je ne présenterai que
brièvement la pièce, à laquelle j'ai déjà consacré un billet. Platonov, ou Ce Fou de Platonov, est la première pièce d'Anton Tchekhov. Il
semble qu'elle ne soit en réalité qu'une suite de brouillons, ce qui explique
qu'il en existe des adaptations différentes. Dans mon volume (traduction de Pol
Quentin aux éditions Folio Classique), aucune trace de toute la première heure
du texte mis en scène à l'Odéon ! J'ai lu que jouer le texte en totalité prendrait
huit heures, excusez du peu. A l'Odéon, ce ne sont que 4 heures 30 de plaisir
qui vous attendent.
Platonov
est une évocation du déclin de
l'aristocratie russe de la fin du XIXème siècle, de ces nobles désargentés,
sans occupation, incapables de travailler. A l'image d'Hamlet, Platonov ne sait pas vivre.
Intellectuel brillant et lucide, respecté par tous, il a en horreur la vie
dénuée de sens qu'il mène, sans être capable d'en changer. Anton Tchekhov
n'avait que 18 ans lorsqu'il a écrit Platonov,
et je suis toujours frappée et émue de voir qu'aussi jeune, il était déjà
cruellement désabusé.
J'avais
beaucoup d'attentes en allant mardi soir aux Ateliers Berthier… et j'ai été
conquise. La mise en scène de Benjamin Porée est
enthousiasmante, pour la première partie en tout cas (j'ai été moins séduite
par la seconde).
J'étais
particulièrement sceptique à l'idée de voir jouer Tchekhov dans un cadre
moderne. Tchekhov fait partie de ces
auteurs qu'il est risqué de détacher de leur époque sans les dénaturer,
comme a pu le faire (c'est mon avis !) Arthur Nauzyciel avec La Mouette. Non que les propos de
Tchekhov n'aient pas de résonnance aujourd'hui (au contraire !), mais il y a
dans le XIXème siècle russe une certaine douceur, une grâce, qu'on ne recrée
que difficilement dans un décor moderne.
A ma grande surprise,
il m'est apparu qu'un environnement
contemporain, brumeux, métallique, dénudé, venteux, seyait parfaitement à Platonov. Les Ateliers Berthier,
auparavant des entrepôts abritant les décors de l'opéra Garnier et bâtis par
Charles Garnier en personne, sont aujourd'hui le théâtre plus « expérimental »
de l'Odéon. Je suis tombée sous le
charme puissant de cette structure brute, de cet espace scénique recouvert
de sable, au bas des gradins, encadré de poutres métalliques.
Et il m'est apparu
que Platonov y avait toute sa place. Les
tons gris, mats, la terre battue, la fumée qui déroule ses volutes sur la
scène, tout est une illustration
parfaite, élégante, juste, de l’existence de Platonov. Rien d’évident
pourtant. Cette mise en scène là a du caractère, et m’a fait penser au Macbeth de Laurent Pelly. Le
jeune Benjamin Porée est un metteur en scène à suivre !
Dès
la première seconde, l’atmosphère aspire le spectateur,
qui se retrouve tout à coup à partager la vie de ces hommes et de ces femmes, à
s’asseoir avec eux, à les aimer, à ressentir leur égarement. Tout Tchekhov était là, les grandes
envolées philosophiques, les mots simples qui nous vont droit au cœur, une
grande humanité, une volonté de s’étourdir pour ne pas penser à la vie, des
scènes en apparence si triviales et qui signifient beaucoup. Le cœur battant,
absorbant tout, l’ambiance, les mots de l’auteur, sa douleur, j’étais éblouie.
J’ai lu que Benjamin
Porée avait pensé au cinéma dans sa mise en scène. Il est vrai que chaque scène est soigneusement cadrée,
éclairée, accompagnée de musique (chants d’opéra en italien, Ossip qui
s’attaque à Platonov… c’est parfaitement choisi !). J’ai tout aimé dans
cette première partie : la fête avec toute la foule (ces groupes qui
dansent, chantent… un tel dynamisme projeté vers le spectateur !), et puis
la scène des balançoires (quiétude mélancolique, inquiétante presque… une vraie
merveille !). Je veux aussi saluer les comédiens pour le rythme insufflé,
qu’il n’est pas si aisé d’apporter.
A la fin de la
première partie, je sentais naître en moi cette euphorie assez rare,
caractéristique des pièces qui me transportent et me bouleversent. Malheureusement, la seconde partie (qui
correspond au troisième acte de ma traduction) ne m'a pas paru du tout à la
hauteur (mais tout est relatif bien-sûr, surtout que j’étais bien fatiguée
en fin de soirée !).
La
fin m'a déçue, et m'a paru presque bâclée, clichée même.
Des scènes ont été coupées, rendant la fin abrupte, comme s'il fallait en finir
au plus vite. Ce qui m'a gênée, c'est le
traitement des personnages. C'est certainement un choix du metteur en
scène, et il n'y a pas de vérité. Mais j'ai regretté ce parti pris d'un cynisme
absolu, qui fait entièrement disparaître la grâce que je trouve caractéristique
de Tchekhov, et son humanité… et qui nous empêche (c'est très dommage !) d'être
vraiment touchés.
La
fin, telle que je me la rappelle, est émouvante et digne,
et Platonov a beau s'enivrer, se montrer odieux, s'empêtrer irrémédiablement
dans ses réflexions, il reste un héros noble, un homme respectable, attachant
parce qu'il est humain, et dont l'effondrement suscite notre compassion.
Dans la mise en scène
de Benjamin Porée, Platonov passe une
vingtaine de minutes complètement nu. J'en comprends l'intérêt, mais cela a
suscité les rires de la salle, déconnectée de la souffrance et de la solitude
du personnage. Faire perdre autant de dignité à Platonov me semble être une
erreur. Sans compter que l'astuce est vue et revue, et dépourvue de la finesse que
le metteur en scène déploie dans la première partie. De même, la mort de
Platonov est expédiée sans émotion, et ses derniers mots que j'attendais (« Attendez… Attendez… Pourquoi ? »)
ont été coupés. Le personnage perd sa
complexité, son relief, il n'est plus qu'une coquille vide... par laquelle on
se sent bien peu concerné. Alors qu'on pourrait être tellement ému !
Le
suicide de Sacha devrait être poignant aussi, entre les
larmes de son père, et sa phrase délicate « La
clé du buffet de bois est dans ma robe de laine. » Elle n'est qu'un
événement expédié, une petite plaisanterie de Triletzki. Même chose encore du côté d'Anna Petrovna, donc la ruine finale
doit ébranler à nos yeux et pour la première fois ce personnage en apparence si
fort. Son désespoir à elle passe complètement à la trappe, et c’est bien
dommage. La jeune veuve est si amère, si désabusée, qu’elle en plaisanterait
presque.
En ce qui concerne
Anna Petrovna d’ailleurs, j’ai une remarque à faire, qui porte sur la pièce
dans son ensemble. J’ai été surprise de
découvrir dans la mise en scène de Benjamin Porée une dynamique différente de
celle que je connaissais. A mes yeux, la pièce et l’équilibre du héros
lui-même reposent sur la relation de respect mutuel qui existe entre ces deux
êtres lucides, Anna Petrovna et Platonov. La mise en scène au contraire m’a
paru faire la part belle à Sofia, avant que Platonov ne finisse complètement
seul, sans autre regard pour l’éclairer.
Je
me permets donc de défendre Anna Petrovna !
Si la veuve a une fâcheuse tendance à vouloir « se brûler la cervelle », si elle poursuit sans relâche
Platonov, elle n’est pas seulement une femme en mal de sensations fortes. Elle
est aussi une femme qui inspire le
respect à tous, qui fait face lorsqu’elle se trouve ruinée (contrairement à
son fils) et qui en impose par sa classe. J’ai été surprise de l’interprétation
d’Elsa Granat, pas aussi nuancée que je l’aurais voulu (mais c’est peut-être
aussi dû à la traduction d’André Markowicz et de Françoise Morvan, nettement
plus familière que celle de Pol Quentin… alors que j’avais adoré leur travail
dans Les Trois sœurs).
Il me reste à dire un
mot sur les comédiens. Je ne sais pas si je les ai tous aimés, mais je confirme
que voir une troupe aussi nombreuse,
aussi jeune et aussi dynamique est un réel plaisir ! Joseph Fourez est
un excellent Platonov, je le reconnais… mais puisque j’ai connu avant lui un
autre Platonov, qui reste pour moi le vrai Platonov, difficile de l’aimer sans réserve ! Du côté des femmes, je n’ai
pas été aussi convaincue. J’ai adoré Zoé Fauconnet (Grekova) mais beaucoup moins
Macha Dussart (Sacha) qui rendait un peu ridicule son personnage admirable. Et puis
petit bémol. Dommage qu’il n’y ait pas plus de diversité dans cette jeune
troupe, tous grands, minces, biens bâtis, beaux…
Me voici donc au bout
de mon assez long billet ! Même si effectivement deux-trois choses m’ont
fait tiquer, beaucoup tiennent à ma vision de la pièce, et ça a finalement peu
d’importance. Clairement, si vous en
avez la possibilité, n'hésitez pas et courez aux Ateliers Berthier. Il y
avait quelque chose de fabuleux à partager quatre heures durant la vie de tous
ces personnages, une communion entre eux
et le public… et c’était franchement magique.
Merci pour ta critique Annwvyn, je te tire mon chapeau, je n'aurais pas été capable d'en faire de même alors que j'ai vu la même pièce que toi!^^ Tu as su trouver les mois et je m'y retrouve complètement. Malgré une deuxième partie moins plaisante, les 4h et quelque de spectacle passent comme dans un rêve :)
RépondreSupprimerJu
Merci pour ce compliment Ju ! Et merci surtout d'avoir pris la peine de commenter. C'est vrai qu'on appréhendait les 4h, mais finalement ça passait bien ! J'espère que tu aimeras ta pièce demain ! :D
SupprimerSuper critique, Annwvyn. Je regrette du coup de ne pas venir à Paris avant la mi-février parce que je vais manquer cette belle pièce. Je retiens toutefois que "Platonov" est une pièce qu'il faudra que je revoie (je l'ai vu une première fois il y a quelques années et si j'avais trouvé quelques parties intéressantes, je m'étais dans l'ensemble pas mal ennuyée) (je retiens donc de ton article que c'était plus la faute de la mise en scène que celle de la pièce elle-même ^^)
RépondreSupprimerMerci beaucoup Elisha de venir commenter ici ! :D Je recommande vraiment cette pièce, mais j'ai conscience que c'est vraiment mon ressenti à moi : j'aime Tchekhov, et je me sens proche des auteurs russes en général, même s'ils passent beaucoup de temps à débattre sans qu'il ne se passe grand chose. Avant de te lancer dans Platonov, je te conseillerais plutôt ses grandes pièces, comme Les Trois Soeurs par exemple, qui sont sans doute moins délicates à mettre en scène. ;)
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