samedi 18 juin 2011

→ CE FOU DE PLATONOV - ANTON TCHEKHOV

« Vous n’avez aucune idée de l’enfer dans lequel je vis ! Un enfer de vulgarité et de déception. […] Mais voilà que surgit la vie quotidienne. Elle vous enveloppe toujours plus étroitement de sa misère. Les années passent, et que voyez-vous alors ? Des millions de gens dont la tête est vidée par l’intérieur. »

Aujourd’hui, au programme, du théâtre russe. Et plus précisément la première pièce d’Anton Tchekhov : Ce Fou de Platonov. Pour l’heure, je connais encore assez peu ce dramaturge, même si je sais que j’ai encore de belles découvertes à faire comme Les Trois Sœurs (joué à la Comédie Française cette année, et que je ne me remets pas d’avoir manqué !), La Mouette, La Cerisaie et beaucoup d’autres encore.

Ce Fou de Platonov est visiblement beaucoup moins connue. A vrai dire, il semble que la pièce n’ait jamais été jouée du vivant de l’auteur, et qu’elle n’ait été retrouvée qu’en 1921 dans les coffres d’une banque à Moscou (bien qu’écrite vers 1878, alors que Tchekhov n’avait que 18 ans !).

Et pourtant, cette pièce mérite bien d’être lue, et jouée ! Et si j’en parle, c’est justement parce que c’est elle que j’ai la chance de la jouer cette année.

L’histoire évoque les désillusions de la noblesse russe à la fin du XIXème siècle. Alors que Michael Vassilievitch Platonov, noble russe, intellectuel raffiné, semble ne rien pouvoir envier à personne, il ne parvient pas à donner un sens à son existence. Mêmes les soirées mondaines fastueuses et tapageuses de la jeune veuve Anna Petrovna ne peuvent lui faire oublier son ennui.

Seules les femmes que Platonov côtoie, toutes séduites par son regard « obscurci d’un noble chagrin », le distraient de temps à autre. Michel tente d’oublier le vide de son existence auprès d’elles, sans oser pour autant abandonner son épouse, la tendre et raisonnable Sacha, qui montre pour Platonov tout l’amour, la patience et la compassion dont elle est capable.

« Quand je suis tombée amoureuse de Michel Vassilievitch, je pensais qu’il ne me remarquait même pas, alors j’ai souffert le martyre. Souvent, j’ai prié pour que la mort me délivre. Et brusquement, un matin, il est venu me voir chez mon père et m’a demandé : "Petite fille, que diriez-vous si nous nous mariions ?" J’ai presque pleuré de joie, j’ai perdu toute dignité et je me suis jetée à son cou. »

Trois femmes autour de Platonov. Il y a d’abord Sofia, passionnée et courageuse, qui ne trouve pas auprès de son mari, faible et ennuyeux, l’épanouissement qu’elle attendait. Puis Maria Grekova, assez peu réfléchie et impulsive, persuadée que Platonov l’aime. Et enfin, Anna Petrovna Voinitzev.

Anna Petrovna est une jeune veuve, consciente comme Platonov de la fatuité de la vie qu’elle mène. Mais contrairement à lui, elle n’a qu’une envie, « se brûler la cervelle » comme le dit si bien Platonov. Séduire Platonov et le poursuivre sans relâche, organiser de grandes fêtes, rire à tout propos, se conduire sans scrupule et avec assez peu de considération pour les autres, voilà ce qui l’anime et lui permet de vivre.

« Vous êtes un pauvre individu, mais vous avez bon goût : ce vin me semble parfait. Droit ! (Elle boit.) Encore un, et puis je jetterai le reste ! ».

Platonov perd progressivement pied. Il s’amuse avec Grekova et séduit Sofia. « Pauvre petite chose, quelqu’un veut vous dérober à votre époux ! Et Platonov, cet affreux Platonov vous aime. Grotesque ! Ce n’est pas ce que j’attendais d’une femme intelligente. » Il refuse cependant de s’engager avec Anna Petrovna qu’il respecte trop (ou aime ?) pour qu’elle ne soit qu’une aventure. Tout ce beau monde qui l’entoure s’effrite peu à peu, et chacun voit ses illusions s’effacer.

Ce Fou de Platonov est décidément une très belle pièce, dont le message est encore très actuel. Platonov est prisonnier de la vie qu’il mène. Il hésite constamment. Il n’ose ni aller de l’avant et construire son propre destin, ni se laisser aller aveuglément aux plaisirs vulgaires de ses proches. Comme il le dit lui- même : « Hamlet avait peur de rêver, moi j’ai peur de vivre. »

C’est un philosophe égaré, lassé par l’existence, épuisé, tantôt doux, parfois cruel, et finalement complètement dépassé par les événements. La seule chose qui le soutient reste le bon sens de son épouse. Platonov suscite la pitié, autant que l’incompréhension. Même s’il est, avec Anna Petrovna sans doute, l’artisan de sa propre perte, c’est avec beaucoup d’émotion qu’on le voit sombrer inexorablement vers sa fin.

« Je me suis conduit encore plus mal que d’habitude. Comment puis-je avoir de l’estime pour moi maintenant ? […] Mon Dieu, il n’y a plus rien en moi qu’on puisse aimer ou respecter… »

Pourtant, comme on le voit souvent dans les œuvres d’auteurs russes, reste ce côté optimiste, cette façon de passer en un instant du rire aux larmes. "L’âme russe" comme on dit, est caractérisée par cette joie un peu désespérée des hommes. Ce Fou de Platonov n’échappe pas à la règle. Pour vivre coûte que coûte, les personnages se grisent de frivolités, se laissent aller, presque emporter… Mais ils vivent ! Et c’est là qu’on peut dire que le tableau dressé par Tchekhov n’est pas complètement désespérant.

Anna Petrovna, par exemple, aussi antipathique et détestable qu’elle soit, a beau être aussi perdue que Platonov, elle n’en reste pas moins admirable de volonté. A mes yeux, ce n’est pas une femme solide. Au fond d’elle-même, elle n’est pas heureuse, et souffre de sa solitude. Pourtant, jamais elle ne se laissera aller. Elle porte sa famille à bout de bras, et quand ses illusions s’envolent avec Platonov, elle se bat. « Je suis bien plus meurtrie que toi, mais je tiens. » dit-elle à son fils, alors que tout ce à quoi elle tenait s’est effondré.

Au final, Ce Fou de Platonov est une pièce remarquable, qui offre une réflexion plutôt amère sur la vie (étonnant pour une œuvre de jeunesse). Mais la lire, et la jouer, est un plaisir. Certains personnages sont ridicules (la famille Glagolaiev par exemple ?), d’autres suscitent la compassion (je pense au père de Sacha, à ce malheureux Ossip aussi), l’admiration (merveilleuse Sacha), le dégoût (Vengerovitch méprisable et vulgaire), et d’autres encore sont si proches de nous qu’on ne peut pas ne pas être touché par leur destin, surtout lorsqu’il est aussi bien écrit.

Alors, je voudrais dire un très grand merci à tous mes amis qui jouent Ce Fou de Platonov la semaine prochaine, pour toute l’énergie qu’ils mettent à jouer leur personnage et à le faire vivre.

Et bien évidemment (puis-je faire autrement ?), le mot de la fin est donné par Anna Petrovna.

« Vous passez votre temps à vous mentir à vous-même. […] Mais pas maintenant ! Regardez, fou que vous êtes, regardez les étoiles ! Voyez, elles vacillent devant vos mensonges ! »