vendredi 24 janvier 2014

→ PLATONOV - MISE EN SCENE DE BENJAMIN POREE

Il est temps de repartir pour une nouvelle année, riche en théâtre ! 2014 avait plutôt mal commencé, puisque mes examens m'ont fait manquer une représentation dès le début du mois. Mais sans aucun doute, cette semaine aura rattrapé le coup. Chance inespérée, une très aimable twitteuse m'a donné ses places pour la pièce que je mourrais d'envie de voir : Platonov au théâtre de l'Odéon (plus exactement aux Ateliers Berthier). Autant le dire tout de suite, j’ai adoré Platonov, et je vous recommande chaudement la pièce !

Platonov est un peu ma pièce. C'est la première pièce dramatique que j'ai jouée. C'est aussi ma rencontre avec un rôle, celui d'Anna Petrovna, avec un personnage (Platonov, si bien incarné par celui qui est devenu un ami), et avec un auteur (Tchekhov… peut-être mon auteur préféré à ce jour). A la même période, je découvrais la Comédie française et la plénitude qu'on peut ressentir devant un bon spectacle.

Je ne présenterai que brièvement la pièce, à laquelle j'ai déjà consacré un billet.  Platonov, ou Ce Fou de Platonov, est la première pièce d'Anton Tchekhov. Il semble qu'elle ne soit en réalité qu'une suite de brouillons, ce qui explique qu'il en existe des adaptations différentes. Dans mon volume (traduction de Pol Quentin aux éditions Folio Classique), aucune trace de toute la première heure du texte mis en scène à l'Odéon ! J'ai lu que jouer le texte en totalité prendrait huit heures, excusez du peu. A l'Odéon, ce ne sont que 4 heures 30 de plaisir qui vous attendent.

Platonov est une évocation du déclin de l'aristocratie russe de la fin du XIXème siècle, de ces nobles désargentés, sans occupation, incapables de travailler. A l'image d'Hamlet, Platonov ne sait pas vivre. Intellectuel brillant et lucide, respecté par tous, il a en horreur la vie dénuée de sens qu'il mène, sans être capable d'en changer. Anton Tchekhov n'avait que 18 ans lorsqu'il a écrit Platonov, et je suis toujours frappée et émue de voir qu'aussi jeune, il était déjà cruellement désabusé.
J'avais beaucoup d'attentes en allant mardi soir aux Ateliers Berthier… et j'ai été conquise. La mise en scène de Benjamin Porée est enthousiasmante, pour la première partie en tout cas (j'ai été moins séduite par la seconde).

J'étais particulièrement sceptique à l'idée de voir jouer Tchekhov dans un cadre moderne. Tchekhov fait partie de ces auteurs qu'il est risqué de détacher de leur époque sans les dénaturer, comme a pu le faire (c'est mon avis !) Arthur Nauzyciel avec La Mouette. Non que les propos de Tchekhov n'aient pas de résonnance aujourd'hui (au contraire !), mais il y a dans le XIXème siècle russe une certaine douceur, une grâce, qu'on ne recrée que difficilement dans un décor moderne.

A ma grande surprise, il m'est apparu qu'un environnement contemporain, brumeux, métallique, dénudé, venteux, seyait parfaitement à Platonov. Les Ateliers Berthier, auparavant des entrepôts abritant les décors de l'opéra Garnier et bâtis par Charles Garnier en personne, sont aujourd'hui le théâtre plus « expérimental » de l'Odéon. Je suis tombée sous le charme puissant de cette structure brute, de cet espace scénique recouvert de sable, au bas des gradins, encadré de poutres métalliques.

Et il m'est apparu que Platonov y avait toute sa place. Les tons gris, mats, la terre battue, la fumée qui déroule ses volutes sur la scène, tout est une illustration parfaite, élégante, juste, de l’existence de Platonov. Rien d’évident pourtant. Cette mise en scène là a du caractère, et m’a fait penser au Macbeth de Laurent Pelly. Le jeune Benjamin Porée est un metteur en scène à suivre !

Dès la première seconde, l’atmosphère aspire le spectateur, qui se retrouve tout à coup à partager la vie de ces hommes et de ces femmes, à s’asseoir avec eux, à les aimer, à ressentir leur égarement. Tout Tchekhov était là, les grandes envolées philosophiques, les mots simples qui nous vont droit au cœur, une grande humanité, une volonté de s’étourdir pour ne pas penser à la vie, des scènes en apparence si triviales et qui signifient beaucoup. Le cœur battant, absorbant tout, l’ambiance, les mots de l’auteur, sa douleur, j’étais éblouie.
J’ai lu que Benjamin Porée avait pensé au cinéma dans sa mise en scène. Il est vrai que chaque scène est soigneusement cadrée, éclairée, accompagnée de musique (chants d’opéra en italien, Ossip qui s’attaque à Platonov… c’est parfaitement choisi !). J’ai tout aimé dans cette première partie : la fête avec toute la foule (ces groupes qui dansent, chantent… un tel dynamisme projeté vers le spectateur !), et puis la scène des balançoires (quiétude mélancolique, inquiétante presque… une vraie merveille !). Je veux aussi saluer les comédiens pour le rythme insufflé, qu’il n’est pas si aisé d’apporter.

A la fin de la première partie, je sentais naître en moi cette euphorie assez rare, caractéristique des pièces qui me transportent et me bouleversent. Malheureusement, la seconde partie (qui correspond au troisième acte de ma traduction) ne m'a pas paru du tout à la hauteur (mais tout est relatif bien-sûr, surtout que j’étais bien fatiguée en fin de soirée !).

La fin m'a déçue, et m'a paru presque bâclée, clichée même. Des scènes ont été coupées, rendant la fin abrupte, comme s'il fallait en finir au plus vite. Ce qui m'a gênée, c'est le traitement des personnages. C'est certainement un choix du metteur en scène, et il n'y a pas de vérité. Mais j'ai regretté ce parti pris d'un cynisme absolu, qui fait entièrement disparaître la grâce que je trouve caractéristique de Tchekhov, et son humanité… et qui nous empêche (c'est très dommage !) d'être vraiment touchés.

La fin, telle que je me la rappelle, est émouvante et digne, et Platonov a beau s'enivrer, se montrer odieux, s'empêtrer irrémédiablement dans ses réflexions, il reste un héros noble, un homme respectable, attachant parce qu'il est humain, et dont l'effondrement suscite notre compassion.

Dans la mise en scène de Benjamin Porée, Platonov passe une vingtaine de minutes complètement nu. J'en comprends l'intérêt, mais cela a suscité les rires de la salle, déconnectée de la souffrance et de la solitude du personnage. Faire perdre autant de dignité à Platonov me semble être une erreur. Sans compter que l'astuce est vue et revue, et dépourvue de la finesse que le metteur en scène déploie dans la première partie. De même, la mort de Platonov est expédiée sans émotion, et ses derniers mots que j'attendais (« Attendez… Attendez… Pourquoi ? ») ont été coupés. Le personnage perd sa complexité, son relief, il n'est plus qu'une coquille vide... par laquelle on se sent bien peu concerné. Alors qu'on pourrait être tellement ému !
Le suicide de Sacha devrait être poignant aussi, entre les larmes de son père, et sa phrase délicate « La clé du buffet de bois est dans ma robe de laine. » Elle n'est qu'un événement expédié, une petite plaisanterie de Triletzki. Même chose encore du côté d'Anna Petrovna, donc la ruine finale doit ébranler à nos yeux et pour la première fois ce personnage en apparence si fort. Son désespoir à elle passe complètement à la trappe, et c’est bien dommage. La jeune veuve est si amère, si désabusée, qu’elle en plaisanterait presque.

En ce qui concerne Anna Petrovna d’ailleurs, j’ai une remarque à faire, qui porte sur la pièce dans son ensemble. J’ai été surprise de découvrir dans la mise en scène de Benjamin Porée une dynamique différente de celle que je connaissais. A mes yeux, la pièce et l’équilibre du héros lui-même reposent sur la relation de respect mutuel qui existe entre ces deux êtres lucides, Anna Petrovna et Platonov. La mise en scène au contraire m’a paru faire la part belle à Sofia, avant que Platonov ne finisse complètement seul, sans autre regard pour l’éclairer.

Je me permets donc de défendre Anna Petrovna ! Si la veuve a une fâcheuse tendance à vouloir « se brûler la cervelle », si elle poursuit sans relâche Platonov, elle n’est pas seulement une femme en mal de sensations fortes. Elle est aussi une femme qui inspire le respect à tous, qui fait face lorsqu’elle se trouve ruinée (contrairement à son fils) et qui en impose par sa classe. J’ai été surprise de l’interprétation d’Elsa Granat, pas aussi nuancée que je l’aurais voulu (mais c’est peut-être aussi dû à la traduction d’André Markowicz et de Françoise Morvan, nettement plus familière que celle de Pol Quentin… alors que j’avais adoré leur travail dans Les Trois sœurs).

Il me reste à dire un mot sur les comédiens. Je ne sais pas si je les ai tous aimés, mais je confirme que voir une troupe aussi nombreuse, aussi jeune et aussi dynamique est un réel plaisir ! Joseph Fourez est un excellent Platonov, je le reconnais… mais puisque j’ai connu avant lui un autre Platonov, qui reste pour moi le vrai Platonov, difficile de l’aimer sans réserve ! Du côté des femmes, je n’ai pas été aussi convaincue. J’ai adoré Zoé Fauconnet (Grekova) mais beaucoup moins Macha Dussart (Sacha) qui rendait un peu ridicule son personnage admirable. Et puis petit bémol. Dommage qu’il n’y ait pas plus de diversité dans cette jeune troupe, tous grands, minces, biens bâtis, beaux…
Me voici donc au bout de mon assez long billet ! Même si effectivement deux-trois choses m’ont fait tiquer, beaucoup tiennent à ma vision de la pièce, et ça a finalement peu d’importance. Clairement, si vous en avez la possibilité, n'hésitez pas et courez aux Ateliers Berthier. Il y avait quelque chose de fabuleux à partager quatre heures durant la vie de tous ces personnages, une communion entre eux et le public… et c’était franchement magique.

4 commentaires:

  1. Merci pour ta critique Annwvyn, je te tire mon chapeau, je n'aurais pas été capable d'en faire de même alors que j'ai vu la même pièce que toi!^^ Tu as su trouver les mois et je m'y retrouve complètement. Malgré une deuxième partie moins plaisante, les 4h et quelque de spectacle passent comme dans un rêve :)

    Ju

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    1. Merci pour ce compliment Ju ! Et merci surtout d'avoir pris la peine de commenter. C'est vrai qu'on appréhendait les 4h, mais finalement ça passait bien ! J'espère que tu aimeras ta pièce demain ! :D

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  2. Super critique, Annwvyn. Je regrette du coup de ne pas venir à Paris avant la mi-février parce que je vais manquer cette belle pièce. Je retiens toutefois que "Platonov" est une pièce qu'il faudra que je revoie (je l'ai vu une première fois il y a quelques années et si j'avais trouvé quelques parties intéressantes, je m'étais dans l'ensemble pas mal ennuyée) (je retiens donc de ton article que c'était plus la faute de la mise en scène que celle de la pièce elle-même ^^)

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    1. Merci beaucoup Elisha de venir commenter ici ! :D Je recommande vraiment cette pièce, mais j'ai conscience que c'est vraiment mon ressenti à moi : j'aime Tchekhov, et je me sens proche des auteurs russes en général, même s'ils passent beaucoup de temps à débattre sans qu'il ne se passe grand chose. Avant de te lancer dans Platonov, je te conseillerais plutôt ses grandes pièces, comme Les Trois Soeurs par exemple, qui sont sans doute moins délicates à mettre en scène. ;)

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